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Marius :
Le Pacte

Ils se retrouvèrent à l’orée de la forêt de séquoias, leurs vêtements en lambeaux, leurs yeux rougis par le vent, Pandora à la droite de Marius, Santino à sa gauche. Venant de la maison, de l’autre côté de la clairière, Mael se précipita vers eux à longues enjambées.

Sans un mot, il étreignit Marius.

— Mon ami, dit ce dernier d’une voix lasse.

Épuisé, il regarda par-dessus l’épaule de Mael la façade éclairée, et devina que derrière le fronton et les toits pentus, la maison pénétrait dans les profondeurs de la montagne.

Et tapi à l’intérieur, quelque chose l’attendait sans doute, les attendait tous. Si seulement il avait pu rassembler son courage pour l’affronter, redevenir lui-même.

— Je n’en peux plus, dit-il à Mael, ce voyage m’a exténué. Laisse-moi reprendre mon souffle, et je te suis.

Contrairement à Pandora, Marius ne détestait pas voler, mais il en était éprouvé à chaque fois. Cette nuit, particulièrement, sa résistance avait été mise à rude épreuve, et il avait maintenant besoin de sentir la terre sous ses pieds, de respirer l’odeur de la forêt et de se concentrer pour scruter les lieux. Il resserra la lourde cape noire autour de son corps, non que la température de la nuit l’eut exigé, mais parce qu’il était encore transi et moulu du voyage.

Cette pause ne parut pas du goût de Mael, mais il s’y résigna. Il lança un coup d’œil soupçonneux à Pandora dont il s’était toujours défié, puis il considéra avec une hostilité non dissimulée Santino, occupé à brosser son costume sombre, et à discipliner ses courtes mèches noires. Un instant, leurs regards se croisèrent, celui de Santino étincelant de haine, puis Mael fit demi-tour.

Marius se tenait immobile, aux aguets. Lentement ses plaies finissaient de se cicatriser, et il s’étonnait d’être une fois encore indemne. Tout comme les mortels constatent, année après année, qu’ils vieillissent et s’affaiblissent, les immortels doivent admettre qu’ils deviennent chaque jour un peu plus forts. Cette pensée l’exaspéra.

Il y avait une heure à peine que Santino et Pandora l’avaient dégagé de la crevasse et déjà, c’était comme si jamais il n’y avait été emprisonné, écrasé, impuissant, pendant ces dix nuits et ces dix jours hantés du cauchemar des jumelles. Pourtant, rien ne serait plus pareil.

Ce rêve des jumelles. La femme rousse à l’intérieur de la maison attendait. Santino le lui avait annoncé. Mael le savait aussi. Mais qui était-elle ? Et pourquoi redoutait-il de l’apprendre ? Pourquoi vivait-il l’heure la plus noire de son existence ? Son corps était à présent complètement guéri, mais les blessures de son âme se refermeraient-elles jamais ?

Armand était dans cette étrange maison de bois au pied de la montagne. Il allait le revoir après tout ce temps ? Santino lui avait dit qu’Armand, mais aussi tous les autres, Louis, Gabrielle, avaient été épargnés.

Mael l’observait.

— Viens, ton Amadeo t’attend, lui dit-il respectueusement, sans la moindre trace de cynisme ou d’impatience.

Et de la mémoire de Marius jaillirent des images depuis longtemps enfouies, mais d’une précision incroyable. Mael lui rendant visite dans son palais vénitien en ces années si heureuses du quattrocento ; Mael remarquant le jeune mortel en train de travailler avec les autres élèves à la fresque murale que Marius venait de leur abandonner. Il pouvait, encore aujourd’hui, sentir l’odeur de la détrempe, celle des bougies et ces effluves familiers, pas si désagréables dans son souvenir, qui imprégnaient alors tout Venise – cette odeur de pourriture qui montait des eaux sombres et putrides des canaux. « Alors, c’est celui-ci que tu as choisi ? » lui avait demandé Mael à brûle-pourpoint. « Qui vivra verra », avait-il répondu évasivement. Moins d’une année plus tard, c’en était fait de ses hésitations, et il accueillait dans ses bras l’enfant sans lequel il ne pouvait plus vivre.

Marius fixait la maison à l’autre bout de la clairière. Mon univers vacille et je ne pense qu’à lui, mon Amadeo, mon Armand. Les émotions qui l’envahissaient étaient tout à la fois douces et amères comme cette musique aux accents tragiques d’un Brahms ou d’un Chostakovitch, qu’il avait appris à aimer.

Mais le moment était mal choisi pour rêver à cette rencontre, savourer son intensité, s’en réjouir et pour confier à Armand tout ce qu’il brûlait de lui dire.

L’amertume était un sentiment bien tendre comparé à ceux qui l’animaient. J’aurais dû détruire la Mère et le Père. J’aurais dû tous nous détruire.

— Remercions les dieux que tu n’en aies rien fait, déclara Mael.

— Pourquoi donc ? répliqua Marius.

Pandora tressaillit. Il sentit qu’elle passait son bras autour de sa taille. Pourquoi ce geste l’irritait-il à ce point ? Il se tourna brusquement vers elle, en proie à une envie terrible de la frapper, de la repousser. Mais ce qu’il vit l’arrêta net. Son regard était perdu dans le vague, son expression si absente, si abattue que sa propre fatigue lui pesa davantage ; il en aurait pleuré. Le bien-être de Pandora avait toujours été essentiel à sa survie à lui. Il n’avait pas besoin d’être auprès d’elle, bien au contraire ; mais il lui était nécessaire de savoir qu’elle errait quelque part dans le monde, qu’elle existait toujours et qu’ils pourraient de nouveau se rencontrer. Ce qu’il lisait sur son visage en ce moment le remplissait d’inquiétude, car s’il était amer, Pandora, elle, était désespérée.

— Allons, dit Santino de sa voix suave, ils nous attendent.

— Je sais, répondit Marius.

— Quel trio nous formons ! laissa échapper Pandora.

Bien que rompue, ivre de sommeil, elle raffermit, autour de Marius, son étreinte protectrice.

— Je peux encore marcher tout seul, merci ! fit-il avec une méchanceté inhabituelle, surtout à l’endroit de la personne qu’il aimait le plus au monde.

— Prouve-le alors et avance ! lança-t-elle, et l’espace d’un instant il eut devant lui l’ancienne Pandora, chaleureuse et emportée. Elle lui donna une petite tape et s’éloigna en direction de la maison.

Il lui emboîta le pas. Aigri, voilà ce qu’il était. Il ne serait d’aucune utilité à ces immortels. Et pourtant, il avançait avec Mael et Santino dans la lumière qui tombait des fenêtres. La forêt disparaissait dans l’ombre, pas une feuille ne bougeait. Mais ici l’air était doux, embaumé, et faisait oublier le froid cinglant du Nord.

Armand. A l’évocation de ce nom, les larmes lui montèrent aux yeux.

Une femme apparut sur le seuil de la maison. Une sylphide aux longues boucles rousses nimbées d’or.

Il fut saisi d’une appréhension, mais n’en montra rien. L’inconnue était certainement aussi ancienne qu’Akasha. Dans son visage luminescent, ses sourcils et sa bouche avaient perdu toute couleur. Et ses yeux... Ses yeux ne lui appartenaient pas vraiment. Non, ils avaient été prélevés sur une victime mortelle et ils la trahissaient déjà. Elle le regardait, mais ne le voyait pas distinctement. La jumelle des rêves, l’aveugle, c’était elle. Une douleur lancinante parcourait les nerfs délicats reliés aux yeux d’emprunt.

Pandora s’était arrêtée au bas du perron.

Marius la dépassa et gravit les quelques marches qui menaient au porche. Il s’immobilisa devant la femme rousse, admirant sa haute stature – elle était aussi grande que lui – et la symétrie parfaite de ses traits hiératiques. Elle portait une tunique de laine noire, souple et ample, au col montant et aux longues manches brodées. De longs plis tombaient en s’évasant d’une cordelière nouée sous sa poitrine menue. Une tenue délicieuse qui mettait en valeur son visage opalin, comme éclairé de l’intérieur et auréolé de cuivre.

Mais plus étonnant que cette beauté physique que, somme toute, elle possédait déjà six mille ans plus tôt, était la vigueur incroyable qui se dégageait de sa personne et lui donnait cet air de fragilité extrême et d’inflexibilité redoutable. Était-elle l’immortelle véritable ? Celle qui n’avait jamais sombré dans le sommeil, l’oubli et la folie libératrice ? Celle qui avait avancé avec mesure et lucidité, à travers les millénaires, depuis les commencements ?

Elle jugea bon de lui faire savoir qu’il avait vu juste.

Sa force incommensurable lui paraissait brûler comme une flamme incandescente ; et en même temps, il percevait en elle une simplicité, une sensibilité propres aux intelligences supérieures.

Comment interpréter son expression ? Comment savoir ce qu’elle ressentait vraiment ?

Il émanait d’elle une douceur non moins mystérieuse que le reste de sa personnalité, une vulnérabilité qu’il n’avait rencontrées que chez les femmes et, exceptionnellement, chez les très jeunes garçons. Dans les rêves, tout son être irradiait cette tendresse, invisible pour l’heure, mais néanmoins décelable. En d’autres circonstances il en aurait été ému, mais en cet instant, il ne faisait que noter ce trait, comme il remarquait les ongles dorés, si joliment taillés en amande et les bagues serties de pierres précieuses qui ornaient ses doigts.

— Pendant toutes ces années, dit-il respectueusement, en latin, tu connaissais mon existence. Tu savais que je veillais sur la Mère et le Père. Pourquoi n’es-tu jamais venue à moi ? Pourquoi ne t’es-tu pas manifestée ?

Elle médita un long moment avant de répondre, laissant errer son regard sur les autres qui s’étaient rapprochés de Marius.

Santino était terrifié par cette femme, qu’il connaissait pourtant fort bien. Mael aussi avait peur d’elle, mais en fait, il semblait également l’aimer et lui être assujetti. Quant à Pandora, elle était seulement inquiète. Elle se pressa contre Marius comme pour montrer qu’elle était de son côté, quoi qu’il arrive.

— Oui, je connaissais ton existence, admit enfin la femme.

Elle s’exprimait en anglais moderne. Mais, on ne pouvait s’y tromper, la voix était bien celle d’une des jumelles du rêve, l’aveugle qui criait le nom de sa sœur muette, Mekare, tandis que la foule haineuse les enfermait dans les sarcophages. Ainsi, nos voix, elles, ne changent pas, pensa Marius. Le timbre était resté jeune et mélodieux.

— Si j’étais venue, reprit-elle avec une émotion contenue, j’aurais rasé ton sanctuaire, englouti le Roi et la Reine sous les eaux. Je les aurais peut-être même détruits et nous avec eux. Et cela, je ne le voulais pas. Qu’aurais-tu souhaité que je fasse ? Que je te décharge de ton fardeau ? Je ne pouvais rien pour toi, c’est pourquoi je ne suis pas venue.

L’explication le satisfit plus qu’il ne s’y attendait. Cette créature n’était pas si haïssable après tout, mais il était encore trop tôt pour en juger, d’autant qu’elle n’avait pas dévoilé l’entière vérité.

— Ah non ? s’étonna-t-elle. (De fines rides se dessinèrent sur son visage, reflets de la femme mortelle qu’elle avait jadis été.) Quelle est donc l’entière vérité ? Que je n’avais aucune obligation à ton égard, et surtout pas celle de te faire connaître mon existence, et que tu es bien impertinent de suggérer qu’il aurait pu en être autrement ? J’en ai vu des milliers comme toi, je les ai vus naître, je les ai vus périr. Tu n’es rien pour moi ! Nous sommes réunis aujourd’hui par nécessité, parce que nous sommes en danger, parce que tout ce qui vit est menacé ! Peut-être, quand tout sera fini, nous aimerons-nous et nous respecterons-nous les uns les autres. Peut-être pas. Et peut-être aussi serons-nous tous morts.

— En effet, dit-il posément.

Il ne put s’empêcher de sourire. Elle avait raison. Et il aimait son attitude, son langage direct.

Il l’avait souvent observé, les immortels étaient irrévocablement marqués du sceau de l’époque qui les avait vus naître. Et il en était ainsi de cette ancienne dont les paroles, sous leur vernis policé, trahissait une simplicité barbare.

— Je ne suis plus moi-même, ajouta-t-il, hésitant. Il me reste des séquelles de cette mésaventure. Mon corps est guéri certes, le vieux miracle de toujours, fit-il, sarcastique. Mais ma vision des choses est complètement bouleversée. Je ne comprends pas cette amertume qui me ronge, cette totale...

Il s’interrompit.

— Cette totale vacuité, dit-elle.

— Oui, c’est cela, jamais la vie ne m’a paru si dénuée de sens. Pas seulement pour nous, mais, pour tout ce qui vit, comme tu aimes à le dire. Cette prise de conscience tardive est bien ridicule, n’est-ce pas ?

— Non, fit-elle. Certainement pas.

— Je ne suis pas d’accord avec toi, ne m’en veux pas ! Dis-moi plutôt : combien de millénaires as-tu traversés avant que je ne vienne au monde ? Quelle somme de connaissances as-tu accumulée qui m’est inaccessible ?

Il repensa à son emprisonnement, aux blocs de glace qui le broyaient, à la douleur qui explosait dans ses membres. Il se souvint des voix immortelles qui lui avaient répondu, de tous ceux qui s’étaient précipités à son secours pour finir, l’un après l’autre, dévorés par le feu d’Akasha. Il avait entendu leur agonie à défaut d’y assister ! Et le sommeil ne lui avait apporté pour tout réconfort que le cauchemar des jumelles.

Elle eut un mouvement brusque et saisit sa main droite entre les siennes. C’était comme être pris entre les mâchoires d’acier d’une machine. Bien que Marius eût infligé cette épreuve à de nombreux jeunes au cours des ans, lui-même n’avait jamais été happé dans pareil étau.

— Marius, nous avons besoin de toi aujourd’hui, dit-elle avec chaleur, ses yeux étincelant un court instant dans le flot de lumière blonde qui ruisselait par l’embrasure de la porte et par les fenêtres qui l’encadraient.

— Pour l’amour du ciel, pourquoi donc ? interrogea Marius.

— Cesse ce jeu. Entre. Nous avons à parler et nous devons le faire pendant qu’il en est encore temps.

— Parler de quoi ? insista-t-il. Des raisons pour lesquelles la Mère nous a laissés vivre ? Je les connais et les trouve bien risibles. Toi, de toute évidence, elle ne peut te tuer, et nous... elle nous a épargnés parce que tel était le bon vouloir de Lestat. C’est la triste réalité, et tu le sais. Pendant deux mille ans, j’ai veillé sur elle, je l’ai protégée, vénérée, et elle ne m’a épargné que pour l’amour d’un blanc-bec de deux cents ans.

— N’en sois pas si sûr, intervint Santino.

— Non, insista la femme, là n’est pas l’unique raison. Quoi qu’il en soit, nous avons plusieurs points à éclaircir.

— Tu as raison, mais je n’ai pas le cœur à discuter. J’ai perdu mes illusions, vois-tu. Je poursuivais des chimères et je croyais avoir atteint les sommets de la sagesse ! J’étais si fier de côtoyer ainsi l’éternité. Puis, quand je l’ai vue, debout dans le sanctuaire, j’ai cru que mes rêves, mes espoirs les plus fous s’étaient réalisés ! Elle était vivante dans ce corps. Vivante tout ce temps où j’étais son serviteur, son esclave, le gardien immuable de son tombeau.

A quoi bon essayer d’expliquer ! Son sourire cruel, ses paroles blessantes, l’éboulement du mausolée. Puis l’obscurité glaciale et les jumelles. Oui, les jumelles étaient au cœur de ce drame, et il comprit soudain que les rêves l’avaient comme envoûté. Il aurait pu en avoir conscience plus tôt. Il la regarda, et les rêves semblèrent tout à coup l’envelopper de leurs images, la transporter dans ces temps reculés. Il vit les rayons du soleil, le corps de la mère, il vit les jumelles immobiles devant le cadavre. Tant de questions...

— Mais quel est le rapport entre ces rêves et ce cataclysme ? demanda-t-il avec véhémence. Il avait été si désarmé face à ces rêves interminables.

La femme le fixa longuement avant de répondre :

— Je m’efforcerai de te l’expliquer, dans les limites de mon savoir. Mais calme-toi d’abord. On croirait, malheureux, que l’impétuosité de tes jeunes années t’est revenue.

— Je n’ai jamais été jeune, répliqua-t-il en riant. Mais que veux-tu dire par là ?

— Tu fulmines, tu divagues, et je ne peux t’apaiser.

— Le ferais-tu si tu le pouvais ?

— Bien sûr !

Il rit tout bas.

Avec quelle chaleur elle lui ouvrit les bras. Le geste le surprit, non qu’il fût extraordinaire, mais parce que tant de fois, dans ses rêves, Marius l’avait vue s’avancer de cette manière pour embrasser sa sœur.

— Je suis Maharet, dit-elle. Appelle-moi par mon nom et cesse de te défier. Entre dans ma demeure.

Elle se pencha en avant, emprisonna le visage de son visiteur dans ses mains et déposa un baiser sur sa joue. Ses cheveux roux le frôlèrent et il en fut troublé. Le parfum qui se dégageait de ses vêtements le troubla aussi – cette fragrance orientale qui lui rappelait l’odeur de l’encens et évoquait immanquablement le mausolée.

— Maharet, s’écria-t-il avec colère, si je te suis à ce point nécessaire, pourquoi n’es-tu pas venue me chercher quand je gisais au fond de ce puits de glace ? Aurait-elle pu t’arrêter, toi ?

— Je suis là, Marius, répondit-elle, et tu es là avec nous cette nuit. (Elle laissa retomber ses mains et les joignit d’un mouvement gracieux.) Crois-tu vraiment que je sois restée inactive pendant toutes ces nuits où ceux de notre espèce étaient décimés ? Autour de moi et dans le monde entier, elle frappait ceux que j’avais connus et aimés. Je ne pouvais être partout pour les protéger. Des cris me parvenaient des quatre coins de la terre. Et j’avais ma propre quête à poursuivre, mon propre fardeau...

Elle ne put continuer.

Sa peau se colora, les fines rides réapparurent. Elle souffrait, physiquement et mentalement, et ses yeux étaient embués de larmes de sang. Quelle chose étrange que la fragilité de ces yeux dans ce corps indestructible. Et la souffrance qui émanait d’elle était pour Marius insupportable, tout comme dans les rêves. Des images défilèrent, familières et cependant totalement différentes. Et soudain tout s’éclaira...

— Tu n’es pas celle qui nous envoyait les rêves ! murmura-t-il. Tu n’en es pas la source.

Elle ne dit rien.

— Où donc est ta sœur ? cria-t-il. Que signifie tout cela ?

Elle eut un mouvement de recul, comme s’il l’avait frappée au cœur. Elle tenta de lui cacher ses pensées, mais il perçut la douleur insondable. En silence, elle le toisa lentement de haut en bas, pour bien lui faire sentir qu’il venait de commettre une indélicatesse impardonnable.

Il sentit la peur chez Mael et Santino qui n’osaient s’immiscer dans leur controverse. Pandora lui serra la main comme pour l’avertir d’un danger.

Pourquoi avait-il parlé avec une telle brutalité, une telle impatience ? Ma quête...mon propre fardeau... Qu’elle aille au diable !

Il l’observa qui fermait les yeux et pressait légèrement ses paupières du bout de ses doigts, pour essayer d’endormir la douleur.

— Maharet, dit-il, repentant, la guerre fait rage et nous voilà, en plein champ de bataille, à échanger des paroles hostiles. C’est moi le coupable. Mais si je t’ai offensée c’est seulement que je voulais comprendre.

La tête toujours inclinée, elle lui lança un regard courroucé, presque haineux. Il ne pouvait cependant pas détacher ses yeux de la courbe délicate de ses doigts, des ongles polis et des bagues de rubis et d’émeraudes qui scintillèrent soudain de mille feux.

Une idée absurde, terrible, s’empara de lui : s’il n’arrêtait pas de se comporter comme un imbécile, il risquait de ne plus jamais revoir Armand. Elle allait le chasser ou pire... Et il voulait absolument, une dernière fois peut-être, revoir Armand.

— Entre maintenant, Marius, fit-elle enfin, magnanime. Je vais te conduire auprès de ton enfant, puis nous nous réunirons avec les autres qui eux aussi s’interrogent.

— Mon enfant, murmura-t-il.

Son désir d’Armand était pareil à une musique. Il lui sembla tout à coup être transporté dans un lieu protégé et secret où il aurait eu l’éternité pour s’imprégner des phrases mélodiques d’un des quatuors de Bartok qu’il aimait tant. Mais il haïssait cette femme, il les haïssait tous, il se haïssait lui-même. L’autre jumelle, où était l’autre jumelle ? La jungle étouffante lui apparut. Des lianes arrachées, des racines piétinées. Il tenta en vain de se raisonner. La haine distillait en lui son venin.

Il avait souvent observé, chez les mortels, ce violent refus de vivre. N’avait-il pas, à son grand étonnement, entendu les plus sages d’entre eux déclarer que « la vie ne valait pas la peine d’être vécue » ? Aujourd’hui, il les comprenait.

Dans un brouillard, il s’aperçut que Maharet s’était tournée vers les autres et les invitait à entrer dans sa maison. Il la suivit à l’intérieur. Ses cheveux roux tombaient en une masse soyeuse jusqu’au bas de ses reins.

Il eut envie de les toucher, de vérifier s’ils étaient aussi doux qu’ils en avaient l’air. Quelle chose extraordinaire d’être capable de se laisser distraire par de telles futilités en un tel moment et de s’en sentir revigoré. Comme si rien ne s’était passé, comme si le monde tournait rond. Il vit le sanctuaire intact à nouveau, le sanctuaire au centre de son univers. Ah, quelle calamité que ce cerveau humain qui capte tout et n’importe quoi, songea-t-il. Et dire qu’Armand l’attendait tout près...

 

Elle les précéda à travers un dédale de grandes salles presque vides de meubles. Les poutres du plafond étaient énormes, les cheminées, de simples foyers de pierre. L’endroit par ses dimensions rappelait ces citadelles du haut Moyen Age, quand les routes romaines étaient tombées en ruine et la langue latine en désuétude, et que les anciennes tribus guerrières avaient relevé la tête. Les Celtes avaient alors fini par triompher et conquérir l’Europe : leurs campements s’étaient érigés en châteaux forts et jusqu’à nos jours leurs superstitions avaient survécu, au détriment de la raison romaine.

Mais l’architecture de cette forteresse remontait à une époque encore plus reculée. Des peuples avaient vécu dans des habitations construites de la sorte avant l’invention de l’écriture ; dans des pièces bâties en pisé et en bois, parmi des objets tissés ou martelés à la main.

Il trouvait ce lieu plaisant. Encore un tour de ce stupide cerveau humain. Comment trouver quoi que ce soit de plaisant en cet instant ? Mais les constructions des immortels l’avaient toujours intrigué. Et celle-ci méritait qu’on s’y attarde pour l’étudier.

Ils franchirent une porte en acier et s’enfoncèrent dans les entrailles de la montagne. L’odeur entêtante de la terre les enveloppait. Pourtant ils longeaient des couloirs revêtus de plaques d’étain. Il entendait le bruit des génératrices et des ordinateurs, ce doux bourdonnement qui lui avait donné un si grand sentiment de sécurité dans sa propre demeure.

A la suite de Maharet, ils empruntèrent un interminable escalier en colimaçon. Les parois brutes révélaient maintenant les secrets de la montagne, ses veines d’argile ocre et de roches dures. De petites fougères poussaient çà et là. D’où la lumière venait-elle ? De cette verrière tout là-haut, minuscule porte du paradis. Il leva un regard reconnaissant vers la pâle lueur bleutée.

Ils arrivèrent enfin sur un large palier et pénétrèrent dans une petite pièce sombre. Une porte était ouverte sur une salle bien plus vaste où les autres étaient déjà assemblés. Mais la clarté aveuglante du feu qui flambait dans la cheminée obligea Marius à détourner les yeux.

Dans cette petite pièce, debout derrière lui, quelqu’un dont il n’avait pu détecter la présence l’attendait. Tandis que Maharet entraînait Pandora, Santino et Mael dans la grande salle, il comprit ce qui allait arriver. Afin de se ressaisir, il respira profondément et ferma les yeux.

Comme son amertume semblait dérisoire, s’il songeait à celui dont l’existence n’avait été que souffrance ininterrompue durant des siècles, dont la jeunesse avec toutes ses exigences avait été rendue éternelle. Celui qu’il n’avait pas réussi à sauver ou à parfaire. Combien de fois, au cours des innombrables années, avait-il rêvé de cette rencontre sans jamais avoir le courage de la provoquer ; et cette nuit, au cœur de la tourmente, en ces temps de ruines et de convulsions, ils allaient enfin se retrouver.

— Mon amour, mon bel Amadeo, murmura-t-il.

La douleur l’étreignit soudain, la même douleur que lorsqu’il survolait les immensités glacées, au-dessus des nuages indifférents, jamais il n’avait prononcé des mots aussi sincères.

Il tendit la main et toucha celle d’Armand.

La chair était souple encore, comme humaine, fraîche et douce. Il ne put se contenir et se mit à pleurer. Il contempla le visage juvénile de son ami. Oh, cette expression si déférente, si soumise. Alors, il ouvrit les bras au jeune homme.

Bien des siècles auparavant, dans un palais vénitien, il avait tenté de traduire en pigments impérissables la qualité de cet amour. Qu’en restait-il ? La certitude qu’aucun autre être au monde ne recelait autant de ferveur et de générosité. Que chez cet enfant ordinaire, cet enfant blessé, il avait trouvé une tristesse et une grâce naturelle qui lui avaient brisé le cœur à jamais. Celui-ci l’avait compris ! Celui-ci l’avait aimé, comme personne depuis n’avait su le faire.

A travers ses larmes, il vit ces traits qu’il avait peints, un peu assombris par ce qu’on appelle naïvement la sagesse, et il y lut le même amour qui avait été son réconfort pendant ces nuits enfuies. Nulle rancœur ne l’avait altéré.

Si seulement ils avaient le temps, le temps d’aller dans la forêt chercher le calme – un havre de paix au milieu des arbres géants – et là, se parler des heures, se parler des nuits, de longues nuits, sans hâte. Hélas, les autres attendaient. Et ces instants n’en étaient que plus précieux mais aussi plus pathétiques.

Il referma ses bras sur Armand. Il baisa ses lèvres et ses longs cheveux. Il caressa fébrilement les épaules du jeune homme. Il examina la main blanche et mince qu’il tenait dans la sienne, chacun des détails de ce corps et de ce visage qu’il avait voulu fixer sur la toile, chacun des détails qu’il avait préservé dans la mort.

— Ils nous attendent n’est-ce pas ? s’enquit-il. Nous n’avons que quelques minutes.

Armand acquiesça.

— Qu’importe, murmura-t-il. J’ai tant espéré ce moment.

Que de souvenirs le timbre de cette voix faisait remonter à sa mémoire : le palais et ses plafonds à caissons, ses lits drapés de velours pourpre, et le garçon montant quatre à quatre l’escalier de marbre, ses joues rougies par le vent vif de l’Adriatique, ses yeux bruns pétillants.

— Même dans les moments les plus désespérés, continuait la voix. Je savais que nous nous reverrions et que je serais alors libre de mourir.

— Libre de mourir ! répéta Marius. Mais Armand, cette liberté nous l’avons toujours eue ; ce qui nous a manqué, et ce qu’il nous faut peut-être à présent, c’est le courage de l’exercer.

Armand sembla réfléchir un instant et l’expression absente qui envahit peu à peu son visage renvoya Marius à sa tristesse.

— Oui, c’est vrai, dit-il enfin.

— Je t’aime, souffla Marius avec autant de passion qu’un homme mortel y aurait mis. Je n’ai jamais cessé de t’aimer. Je voudrais, en cet instant, ne croire en rien d’autre qu’en l’amour, mais hélas, je ne le puis.

Un bruit léger les interrompit. Maharet se tenait sur le seuil.

Marius glissa son bras autour des épaules d’Armand. Ils communièrent quelques secondes encore dans le silence. Puis ils suivirent Maharet dans l’immense salle au sommet de la montagne.

 

La pièce était entièrement vitrée sauf pour le mur derrière eux et la hotte de fonte qui descendait du plafond au-dessus du foyer où brûlait un grand feu. Pas d’autre lumière que celle des flammes et dehors, à l’infini, les cimes aiguës des séquoias et le ciel velouté du Pacifique, avec ses nuages vaporeux et ses timides étoiles.

Quel splendide crépuscule ! Tout différent de celui qu’on découvre de la baie de Naples, des flancs de l’Anapurna ou d’un vaisseau voguant en pleine mer, au gré des courants. Par sa seule immensité le ciel était magnifique, et dire qu’à peine quelques instants plus tôt, il avait été là-haut, dérivant dans l’obscurité, visible seulement de ses compagnons de route et des étoiles ! La joie l’emplit de nouveau, comme lorsqu’il avait contemplé la chevelure rousse de Maharet. Le chagrin qu’il avait ressenti en pensant à Armand s’était envolé, faisant place à une joie, pure, sublimée. La joie de vivre, tout simplement.

Il lui vint soudain à l’esprit qu’il n’était guère doué pour la rancune et les regrets. Il n’avait pas l’obstination nécessaire, et s’il voulait retrouver sa dignité, il ferait bien de se reprendre.

Un petit rire salua cette résolution. Un rire amical, étouffé, un peu exalté cependant, le rire d’un gamin écervelé. Il sourit en retour, lançant un coup d’œil à l’impertinent, à Daniel. Daniel, l’auteur anonyme d’Entretien avec un Vampire. Il comprit d’un seul coup que ce jeune fou était l’enfant d’Armand, le seul enfant qu’il ait jamais engendré. Un bon départ sur le chemin du mal, avec tout ce qu’Armand avait à donner.

Il parcourut du regard l’assemblée réunie autour de la table ovale.

Tout au bout, à droite, se trouvait Gabrielle, sa natte blonde dans le dos, ses yeux reflétant une angoisse non dissimulée. A côté d’elle, Louis, désarmé comme toujours, fixant Marius, avec une curiosité toute scientifique ou une admiration naïve, ou les deux à la fois. Puis, venait Pandora, sa bien-aimée, sa chevelure brune, encore diaprée de gouttelettes de givre fondu, ruisselant sur ses épaules. Santino était assis à sa droite, l’air princier à nouveau, toute trace de poussière disparue de sa tenue de velours noir impeccablement coupée.

Sur la gauche de Marius se tenait Khayman, un autre ancien qui spontanément lui fit connaître son nom. Un être effrayant à vrai dire, dont la chair était encore plus lisse que celle de Maharet. Marius ne pouvait détacher son regard de lui. Jamais les visages de la Mère et du Père ne l’avaient autant frappé, bien que leurs yeux et leurs cheveux eussent été du même noir de jais. C’était ce sourire qui changeait tout ! Cette expression ouverte, affable, que le temps n’avait pas réussi à effacer. Il avait l’apparence d’un mystique ou d’un saint, quoiqu’il fût un tueur sans pitié. Ses dernières ripailles avaient un peu assoupli sa peau et coloré ses joues.

Mael, hirsute et débraillé comme à son habitude, avait pris place à la gauche de Khayman. A côté de lui, venait un autre ancien, Éric, vieux de plus de trois mille ans selon les estimations de Marius, émacié, à l’aspect trompeusement fragile, âgé de trente ans peut-être à sa mort. Il posait sur Marius des yeux bruns, doux et pensifs. Ses vêtements sur mesure étaient les répliques exquises des costumes de confection que les hommes d’affaires portaient aujourd’hui.

Quant à cette autre créature assise à la droite de Maharet qui, elle, faisait face à Marius, à l’autre extrémité de la table, celle-là lui donna un véritable choc. L’autre jumelle, supposa-t-il tout d’abord, à la vue de ses cheveux cuivrés et de ses yeux de jade.

Mais il aurait parié que, la veille encore, elle était en vie. Alors, comment expliquer la force qui se dégageait de son être, sa blancheur marmoréenne, la manière perçante qu’elle avait de le dévisager, et l’intensité télépathique qui émanait de son esprit, cette cascade d’images précises, qu’elle semblait cependant incapable de contrôler. Elle était en train d’évoquer, dans ses moindres détails, le tableau que Marius avait peint plusieurs siècles auparavant, son Amadeo agenouillé en prière, entouré d’anges aux ailes noires. Un frisson parcourut Marius.

— Ma peinture dans la crypte de Talamasca ? dit-il dans un souffle. (Il laissa échapper un rire insolent, venimeux.) C’est donc là qu’elle est ?

L’inconnue fut saisie d’effroi. Elle n’avait pas voulu divulguer ses pensées. Décontenancée, soucieuse de protéger Talamasca, elle se referma sur elle-même. Son corps sembla se rétrécir mais son pouvoir n’en parut que plus grand. Une créature monstrueuse aux yeux verts et à l’ossature délicate. Née hier, exactement comme il l’avait deviné. Des tissus vivants subsistaient en elle. Et d’un coup, il sut tout à son sujet. Celle-là, qui s’appelait Jesse, avait été métamorphosée par Maharet et était également sa descendante humaine. Cette révélation le stupéfia, l’effraya quelque peu. Le sang qui courait dans les veines de cette novice avait une puissance que Marius avait du mal à imaginer. Elle n’était pas tout à fait morte, et déjà la soif ne la tenaillait plus.

Mais à présent, il devait cesser cette inquisition. Après tout, ils n’attendaient plus que lui. Pourtant il ne put s’empêcher de se demander où diable se trouvait sa propre descendance mortelle, les enfants de ses neveux et nièces qu’il avait tant aimés de son vivant. Pendant quelques siècles, il avait suivi leur lignée, puis finalement, il en avait perdu le fil. Il ne les reconnaissait plus, comme il ne reconnaissait plus Rome. Il avait laissé la chape du temps les engloutir en même temps que sa ville. Pourtant il était certain que son sang patricien coulait encore dans les veines de beaucoup d’hommes aujourd’hui.

Il continuait de détailler la jeune femme rousse. Quelle ressemblance avec son ancêtre ! Grande et si gracile, belle mais austère. Il y avait là un mystère, une continuité propre à cette lignée, cette famille... Ses vêtements étaient sombres, souples, très semblables à ceux de Maharet. Ses mains étaient immaculées. Elle n’avait ni parfum ni maquillage.

Ils étaient tous magnifiques, chacun à sa manière. Le grand et robuste Santino, à la prunelle de velours et aux lèvres sensuelles était d’une élégance monacale. Mael, lui, avait une présence sauvage et fascinante tandis qu’il dardait sur Maharet un regard chargé d’amour et de haine. Armand était d’une beauté indicible avec son visage séraphique et Daniel, absolument ravissant, avec ses cheveux cendrés et ses yeux d’améthyste.

L’immortalité avait-elle jamais été donnée à quelqu’un de laid ? Ou la Transfiguration obscure sublimait-elle en les métamorphosant chacune des victimes immolées dans son brasier ? Mais Gabrielle, courageuse comme son fils sans avoir son impétuosité, avait, à l’évidence, été charmante de son vivant ; et Louis, bien sûr, avait été choisi pour le modelé délicat de ses traits, la profondeur de ses yeux verts et la mélancolie qui émanait de lui, aujourd’hui encore. Il était comme un humain égaré au milieu d’eux, sa figure triste et rêveuse, vibrante d’émotions, son corps étrangement vulnérable. Même Khayman, si effrayant, possédait une indéniable perfection.

Quant à Pandora, il la revoyait vivante et mortelle, il revoyait la jeune femme innocente et passionnée qui était venue à lui bien des siècles auparavant, dans la nuit d’encre des rues d’Antioche, le suppliant de la rendre immortelle. Pas l’être désolé et absent, figé dans sa tunique drapée à l’antique, contemplant, à travers la paroi de verre, la Voie lactée qui s’estompait derrière les nuages.

Éric, blanchi et nacré par les millénaires, conservait, comme Maharet, un air de grande humanité, et sa grâce androgyne ajoutait à son charme.

Le fait était là, Marius n’avait jamais posé les yeux sur un tel aréopage, un rassemblement d’immortels de tous âges, du novice au plus ancien, chacun avec ses pouvoirs incommensurables et ses faiblesses aussi, jusqu’à ce jeune extravagant qu’Armand avait si bien réussi grâce aux vertus de son sang vierge. Il doutait qu’un tel phalanstère eût jamais été réuni auparavant.

Et comment s’intégrait-il dans ce tableau, lui qui avait été le doyen de son univers soigneusement maîtrisé où les plus anciens que lui étaient des dieux muets ?

Tandis qu’il s’approchait de la table ovale, qu’il attendait, arrogant, que Maharet le prie de s’asseoir, il songea qu’il devait avoir l’air aussi monstrueux que les autres, avec son expression glaciale, et cette animosité qui le consumait.

— Je t’en prie, lui dit-elle en lui désignant avec grâce le siège libre devant lui, une place d’honneur sans conteste, juste en face d’elle, à l’autre extrémité de la table.

Le fauteuil était confortable, contrairement à beaucoup de meubles modernes. Le dossier incurvé soutenait parfaitement son dos et les accoudoirs semblaient faits pour ses mains. Armand s’installa à sa droite.

Maharet s’assit, posa ses mains jointes sur le bois poli et inclina la tête comme si elle rassemblait ses pensées avant de commencer.

— Sommes-nous les seuls survivants ? demanda Marius. A part la Reine, le prince insolent et... ?

Il s’interrompit.

Un frémissement silencieux parcourut l’assistance. La jumelle muette, où était-elle ? Quel était ce mystère ?

— En effet, répondit Maharet posément. A part la Reine, le prince insolent et ma sœur, nous sommes les seuls survivants. Les seuls qui comptent, du moins.

Elle se tut afin de laisser le temps à ses paroles de produire leur effet, embrassant l’assemblée d’un regard bienveillant.

— Loin d’ici, reprit-elle, il y en a peut-être d’autres. Des anciens qui choisissent de demeurer à l’écart ou des malheureux qu’elle traque encore et qui sont condamnés. Nous sommes donc les derniers de notre espèce à pouvoir décider ou tenter d’influer sur le destin.

— Et mon fils ? interrogea Gabrielle d’une voix tendue. Est-ce que l’un d’entre vous va me dire ce qu’elle a fait de lui ? (Farouche et désespérée, elle considéra tour à tour Maharet et Marius :) Vous avez sûrement dû voir où il se trouve !

Sa ressemblance avec Lestat émut Marius. Sans aucun doute, c’était d’elle que Lestat tenait sa vigueur ; mais il y avait une froideur en elle qui resterait toujours étrangère à son fils.

— Il est avec elle, comme je te l’ai déjà dit, intervint Khayman d’un ton grave et posé. Mais elle ne laisse rien percer de plus.

De toute évidence Gabrielle ne le croyait pas. Elle brûlait d’envie de fuir cet endroit, de partir seule. Pour rien au monde les autres n’auraient quitté cette table. Mais elle ne se sentait pas engagée comme eux par cette réunion.

— Permets-moi de t’expliquer quelque chose, dit Maharet, car c’est de la plus extrême importance. La Mère est certes habile à camoufler ses pensées. Mais nous, les plus anciens, n’avons jamais été capables de communiquer à distance avec la Mère et le Père ni entre nous. Nous sommes simplement trop près de la source du pouvoir qui nous a fait ce que nous sommes. Nous sommes sourds et aveugles à nos pairs ainsi que vous l’êtes entre maître et disciple. C’est seulement au fur et à mesure que les buveurs de sang se sont multipliés, qu’ils ont acquis le pouvoir de lire dans les esprits les uns des autres, comme nous l’avons toujours fait avec les mortels.

— Alors Akasha n’aurait aucun moyen de vous découvrir, toi ou Khayman, dit Marius, si nous n’étions pas près de vous.

— C’est exact ! Elle ne peut nous percevoir qu’à travers vos pensées, de même que nous ne la percevons qu’à travers celle des autres. A part, bien sûr, ce son étrange que nous entendons parfois à l’approche des plus puissants d’entre nous, le bruit d’une respiration, dû sang qui bat, et d’un déploiement formidable d’énergie.

— Oui, ce bruit, murmura Daniel, ce bruit insupportable.

— Mais n’y a-t-il aucun endroit où nous puissions nous dissimuler ? demanda Éric de sa voix juvénile et chantante. Nous, qu’elle peut entendre et voir ?

— Tu sais bien que non, répondit Maharet avec une pointe d’impatience. Nous perdons notre temps à discuter de cachettes. Si vous êtes ici, c’est qu’elle ne peut ou ne veut pas vous tuer. Ce point étant réglé, continuons !

— A moins qu’elle n’en ait pas encore fini, lança Éric, ulcéré. Qu’elle n’ait pas encore décidé dans sa folie qui doit vivre et qui doit mourir !

— Je crois que nous ne risquons rien, dit Khayman. La Reine n’a-t-elle pas déjà eu l’opportunité de détruire tous ceux présents ici ?

Justement, songea soudain Marius. Il n’était pas du tout certain que la Mère ait eu cette chance avec Éric. Éric qui, apparemment, se déplaçait toujours en compagnie de Maharet. Éric qui ne quittait pas Maharet des yeux. Il y eut entre eux un échange rapide qui ne devait rien à la télépathie. Marius comprit que Maharet avait fait Éric, mais que ni l’un ni l’autre ne savait avec certitude si Éric était assez fort pour résister à la Reine. Maharet tentait de le ramener au calme.

— Mais les pensées de Lestat, tu peux les lire ? insista Gabrielle. N’es-tu pas capable de les repérer tous les deux à travers lui ?

— Mon esprit n’est pas toujours en mesure de couvrir de grandes distances, répondit Maharet. S’il restait d’autres buveurs de sang pour capter les pensées de Lestat et me les transmettre, alors, je les trouverais en un instant. Or notre race est pratiquement anéantie. De plus, Lestat a toujours été maître dans l’art de masquer sa présence. Il en est ainsi des plus puissants d’entre nous, des plus indépendants et des plus combatifs. Où qu’il soit, à l’heure actuelle, instinctivement, il s’entoure d’une armure invisible.

— Elle l’a enlevé, dit Khayman d’un ton qui se voulait rassurant pour Gabrielle. Elle nous révélera tout quand elle le jugera bon. Et si, entre-temps, elle décide d’éliminer Lestat, il n’y a absolument rien que nous puissions faire.

Marius faillit éclater de rire. Ces anciens semblaient croire qu’assener des vérités premières était d’un quelconque réconfort. En eux, curieusement, cohabitaient une formidable vitalité et une passivité extrême. Était-ce déjà ainsi à l’aube de l’histoire ? Lorsque les gens sentaient venir l’irrémédiable, attendaient-ils pétrifiés et soumis ? Il lui était difficile de comprendre semblable attitude.

— La Mère ne fera aucun mal à Lestat, dit-il, autant à l’intention de Gabrielle que de l’assemblée tout entière. Elle l’aime, d’un amour, au fond, très humain. Elle ne lui fera pas de mal parce qu’elle-même ne veut pas souffrir. Et comme nous, elle connaît, je parie, tous ses tours. Il ne réussira pas à l’exaspérer, bien qu’il soit assez fou pour le tenter.

Gabrielle approuva d’un hochement de tête accompagné d’un sourire triste. Lestat était en effet capable de provoquer n’importe qui, pourvu qu’on lui en donne le temps ou l’occasion. Mais elle garda cette réflexion pour elle.

Elle n’était ni rassérénée, ni résignée. Elle s’adossa à son siège de bois et laissa errer son regard par-delà ses compagnons. Rien ne la liait à ce groupe, elle ne devait rien à personne, seul Lestat comptait pour elle.

— Fort bien, dit-elle avec froideur. Mais répondez à cette question. Si je détruisais la furie qui a enlevé mon fils, serait-ce la mort pour nous tous ?

— Comment diable t’y prendrais-tu pour la détruire ? demanda Daniel, surpris.

Éric ricana.

Elle jeta à Daniel un coup d’œil dédaigneux et ignora superbement Éric. Puis elle se tourna vers Maharet.

— L’ancien mythe est donc vrai ? Si je détruis cette vipère, je nous détruis tous.

Un murmure impatient parcourut l’assemblée. Marius secoua la tête, mais Maharet adressa à Gabrielle un sourire bienveillant.

— Oui, lui répondit-elle. D’autres ont essayé dans le passé, des incrédules et des fous. L’esprit qui l’habite nous anime tous. Détruire l’hôte, c’est nous anéantir. Les jeunes meurent d’abord, les vieux s’étiolent lentement, les plus anciens périssent les derniers. Car elle est la Reine des Damnés, et les Damnés ne sauraient vivre sans elle. Enkil n’était que son prince consort, c’est pourquoi il est sans importance qu’elle l’ait tué et bu son sang jusqu’à la dernière goutte.

— La Reine des Damnés, ne put s’empêcher de répéter Marius à mi-voix.

Maharet avait prononcé ces mots avec une étrange inflexion, comme s’ils éveillaient en elle des souvenirs, douloureux, atroces, que le temps n’avait en rien adoucis. Des souvenirs aussi vivaces que les rêves. Une fois encore, il eut conscience de la droiture et de la rigueur de ces anciens pour qui le langage, et toutes les pensées qui en découlent, n’étaient pas inutilement compliqués.

— Gabrielle ! intervint Khayman. Nous ne pouvons pas aider Lestat, mais nous devons mettre ce temps à profit pour élaborer un plan. (Il se tourna alors vers Maharet :) Les rêves, Maharet. Pourquoi sommes-nous assaillis par ces rêves ? C’est ce que nous voulons savoir.

Il y eut un long silence. Tous ceux présents avaient, d’une manière ou d’une autre, été hantés par ces rêves. Toutefois Gabrielle et Louis en avaient été si peu affectés, qu’en fait, Gabrielle, avant cette nuit, n’y avait pas prêté attention, et que Louis, tout à son inquiétude pour Lestat, les avait chassés de son esprit. Même Pandora, qui confessait ne jamais avoir été visitée par ces songes, avait parlé à Marius de la mise en garde d’Azim. Santino, lui, les décrivait comme d’horribles cauchemars à l’emprise desquels il ne pouvait échapper.

Marius découvrit que pour les plus jeunes, Jesse et Daniel, ils avaient été comme un maléfice, aussi cruel pour eux que pour lui.

Maharet se taisait toujours. La douleur dans ses yeux avait augmenté. Marius la ressentait comme une vibration silencieuse à chaque sollicitation des terminaisons nerveuses.

Il se pencha légèrement, ses mains jointes appuyées sur la table.

— Maharet, dit-il. C’est ta sœur qui envoie ces rêves, n’est-ce pas ?

Pas de réponse.

— Où est Mekare ? insista-t-il.

Elle garda le silence.

Il éprouvait dans son corps la douleur qui la taraudait. Il regrettait la brutalité de ses paroles. Mais s’il avait un rôle ici, c’était bien de hâter les décisions. Sans trop savoir pourquoi, il songea à Akasha dans le mausolée. Il revit son sourire. Il fut envahi d’un sentiment protecteur et désespéré pour Lestat. Lestat qui n’était plus que l’incarnation d’un mythe maintenant. Son propre mythe et le leur, à tous.

Maharet le scrutait d’une façon étrange, comme si elle le découvrait pour la première fois. Elle parcourut du regard l’assistance, puis se mit à parler.

— Vous connaissez tous la manière dont ma sœur et moi avons été séparées, dit-elle calmement. Chacun d’entre vous a vu dans les rêves les soldats nous enfermer dans des sarcophages, Mekare incapable de m’appeler puisqu’ils lui avaient coupé la langue, et moi, incapable de la contempler une dernière fois puisqu’ils m’avaient arraché les yeux.

« Mais je voyais à travers les pensées de mes tortionnaires, je savais qu’ils nous emmenaient vers les côtes, Mekare à l’Ouest et moi à l’Est.

« Dix longues nuits, le radeau de bois et de résine dériva, portant le cercueil de pierre où j’étais emprisonnée. Quand enfin il sombra et que les flots soulevèrent le couvercle, je fus libérée. Aveugle, torturée par la faim, je fus rejetée sur un rivage inconnu où je dérobai au premier mortel qui croisa ma route ses yeux et son sang.

« Mais où était Mekare, livrée au grand océan de l’Ouest, celui qui s’étendait jusqu’aux extrémités du monde ?

« Cependant, dès cette première nuit, je partis à sa recherche ; je la cherchai à travers l’Europe, l’Asie, les jungles du Sud, les terres glacées du Nord. Siècle après siècle, je poursuivis ma quête, traversant finalement l’océan de l’Ouest, quand les mortels cinglèrent à la découverte du Nouveau Monde.

« Je n’ai jamais retrouvé ma sœur. Je n’ai jamais rencontré personne, mortel ou immortel, qui l’ait vue ou en ait entendu parler. Pourtant au cours de ce siècle, durant les années qui suivirent la Seconde Grande Guerre, dans les forêts inexplorées des montagnes péruviennes, un archéologue solitaire découvrit, sur les murs d’une grotte peu profonde, la preuve irréfutable du passage de ma sœur en ce lieu : des figures taillées de sa main dans la roche, des silhouettes rudimentaires, colorées de pigments bruts, qui racontaient notre histoire à toutes deux, notre vie et nos souffrances.

« Ces dessins gravés dans la pierre dataient de six mille ans, l’époque de notre séparation. Aucun autre indice de son existence n’a jamais été relevé.

« Pourtant, je n’ai jamais perdu espoir de la rejoindre, j’ai toujours su, avec cette intuition propre aux jumeaux, qu’elle était encore de ce monde, qu’elle ne m’avait pas laissée seule ici-bas.

« Et depuis ces dix dernières nuits, je suis enfin certaine que ma sœur ne m’a pas abandonnée. Cette certitude m’est venue à travers vos rêves.

« Ils traduisent les pensées de Mekare, les visions de Mekare, la rancœur et la douleur de Mekare. »

Tous les yeux étaient fixés sur Maharet. Dans la pièce régnait un silence absolu, que Marius, déconcerté, n’osait rompre. La situation lui paraissait pire qu’il ne l’avait imaginée mais tout s’éclairait.

Ces rêves n’émanaient probablement pas d’une créature qui avait survécu en toute conscience depuis des millénaires ; ils provenaient plutôt d’un être à l’intelligence aussi limitée que celle d’un animal, un être dont la mémoire n’était que le moteur d’une action purement instinctive. Cela expliquait la simplicité, la répétition des images.

Et la forme qui lui était apparue par éclairs, bougeant à travers la jungle, cette forme n’était autre que Mekare.

— Oui, dit aussitôt Maharet. « Dans la jungle, elle marche », ce sont les mots qu’en mourant, le vieil archéologue avait griffonnés pour moi sur un bout de papier. « Dans la jungle, elle marche ». Mais où ?

Ce fut Louis qui reprit la parole.

— Peut-être ne faut-il pas chercher dans ces rêves un message cohérent, suggéra-t-il. Peut-être ne sont-ils que les lamentations d’une âme torturée.

— Non, ils renferment un message, déclara Khayman. Une mise en garde, qui s’adresse à nous tous, et à la Mère aussi.

— Comment peux-tu l’affirmer ? répliqua Gabrielle. Nous ignorons si cette malheureuse a encore une étincelle de raison et la moindre notion de notre existence.

— Tu ne connais pas toute l’histoire, répondit Khayman. Moi si, et Maharet va vous éclairer.

Il se tourna vers Maharet.

— Mais je l’ai vue, interrompit timidement Jesse, en regardant Maharet. Elle traversait une grande rivière, elle venait vers nous. Je l’ai vue, ou plutôt j’ai vu cette scène à travers ses yeux.

— Oui, c’est exactement cela, dit Marius. A travers ses yeux.

— J’ai vu ses cheveux roux, poursuivit Jesse. Et quand j’ai baissé la tête, j’ai vu la jungle qui s’ouvrait à chaque pas.

— Les rêves doivent bien être une forme de communication, dit Mael, soudain agacé. Sinon pourquoi ces messages seraient-ils si puissants ? Nos pensées n’ont pas une telle amplitude. Elle crie vers nous, elle veut que l’on sache ce qu’elle pense...

— Ou bien, elle est sous l’emprise d’une obsession, observa Marius. Tendue vers un but précis. (Il marqua un temps d’arrêt.) Te retrouver, toi, sa sœur ! Que pourrait-elle souhaiter d’autre ?

— Non, réfléchit tout haut Khayman, là n’est pas son unique but. Elle a un serment à tenir, un serment fait à la Mère. Voilà ce que les rêves annoncent.

Maharet le dévisagea longuement sans répondre. Il semblait que cette discussion au sujet de sa sœur lui était insupportable, et pourtant, elle rassemblait ses forces pour l’épreuve qui l’attendait.

— Nous étions là quand tout a commencé, continua Khayman. Nous sommes les premiers enfants de la Mère, et dans ces rêves s’inscrit le récit des origines.

— Alors tu dois tout nous raconter, Maharet, dit Marius avec autant de douceur qu’il le put.

Maharet les regarda à tour de rôle, puis ses yeux s’attardèrent sur Jesse.

— Oui, soupira-t-elle, je dois tout vous raconter, afin que vous compreniez le danger que nous sommes peut-être impuissants à enrager. Car cette histoire n’est pas seulement celle des origines, elle est peut-être aussi celle de la fin.

Elle poussa encore un soupir comme si cette perspective lui était terriblement douloureuse.

— Notre monde n’a jamais connu de tels bouleversements, dit-elle à l’adresse de Marius. La musique de Lestat, le réveil de la Reine, tous ces morts.

Un long moment, elle inclina le front, comme pour concentrer son énergie. Puis elle fixa Khayman et Jesse, les êtres qu’elle aimait entre tous.

— Jamais devant personne, je n’ai évoqué ces temps, ces temps où j’étais en vie, où je pouvais encore contempler le soleil. Ils ont pour moi la pureté inaltérable de la mythologie. Et dans cette mythologie sont ancrées les vérités qui me sont essentielles. En plongeant dans le passé, peut-être découvrirons-nous le futur et les armes pour le changer. Le moins que nous puissions faire est d’essayer.

Tous se taisaient. Ils attendaient respectueusement qu’elle commence son récit.

— En ce temps-là, dit-elle enfin, ma sœur et moi étions des magiciennes. Nous parlions aux esprits et les esprits nous chérissaient. Jusqu’à ce jour où la Reine envoya ses soldats envahir nos terres...

 

La Reine des Damnés
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